Réflexions et notes – Mon expérience du francoprovençal – Claude LONGRE

Éveil de la conscience linguistique en Pays Lyonnais : 1994-2003

Au départ, j’évoque la situation du francoprovençal dans le Pays Lyonnais dans les années 1990 et l’éveil de la conscience linguistique dans cette petite région, pour déboucher sur un tableau des différences d’attitude vis-à-vis de la langue au fil des rencontres et festivals, et surtout sur l’étonnant paradoxe qui part de la découverte de l’existence du francoprovençal et se poursuit par l’essor de cette langue si particulière. Donc, il ne faut pas chercher là une étude historique, sociolinguistique ou documentaire. On y trouvera avant tout du vécu et des observations personnelles.

Giaveno

En 1998, un de mes amis, excellent locuteur de Villebois / Vilabouéï dans l’Ain, me parle avec enthousiasme d’un rassemblement de patoisants à Giaveno (Javein en français, Javën en francoprovençal), à moins que ce ne soit à Giaglione / Jaillons / Jalyon, les deux dans le Val de Suse, au Piémont, et me le décrit dans ses moindres détails. Je me souviens en particulier de ce qu’il me dit : le défilé des Savoyards (peut-être du Salève), portant sur leurs épaules du matériel de fabrication locale du fromage – que j’ai pu voir depuis lors, au fil des années, jusqu’à présent en 2022, à Porrentruy, en Suisse, où défile seul le dernier de l’équipe, portant au-dessus de sa tête la réplique en réduction d’une meule de tomme. Du coup, je m’imagine qu’il y a, année après année, un rassemblement francoprovençal dans ce même Giaveno ou Giaglione.

Ceres 2000

Au terme de quelques recherches, je découvre qu’en fait, il se tient chaque année une fête sur deux jours en un lieu différent. C’est ainsi qu’en compagnie d’un couple ami, nous nous rendons à Ceres, une petite ville montagnarde du Piémont, dans la vallée d’Ala di Stura. Le Piémont est de langue italienne, on y parle en général le dialecte piémontais, mais quatre vallées situées à l’ouest de Turin constituent une zone de dialecte francoprovençal, une exception dans l’ensemble francoprovençal que constituent le Val d’Aoste, la Suisse romande et une partie de la Région Rhône-Alpes, où la langue dominante est le français. Nous découvrons un accueil parfaitement organisé et plein de gentillesse. En outre, le fait d’être dans une « zone francoprovençale » nous donne le sentiment d’être chez nous. Nous ne sommes pas les visiteurs d’un festival folklorique, mais des participants de la fête. Certes, les discours d’accueil en langue francoprovençale du syndic et des autres notables de la toute petite ville nous échappent, car nous n’avons pas le « code » de ce patois (il faut à chaque fois saisir le code « phonologique » local en quelques heures ou quelques jours, car le fond de la langue est partout à peu près le même), mais au cours de la messe – imposée par la tradition de ces fêtes -, les paroles nettement articulées de l’officiant nous font reconnaître notre langue.

L’après-midi est formé surtout de danses régionales, d’un très bon niveau. Dans les zones alpines et jurassiennes, nous le découvrirons, les costumes traditionnels locaux, femmes et hommes, sont soignés et toujours originaux, même s’ils sont parfois surprenants. Ici, à Ceres, nous assistons à une série de danze francoprovenzali, chacune étant présentée par son nom, ses caractéristiques et le lieu auquel elle se rattache, par exemple la currenda di Lanzo, la currenda di Ala, etc. Je pense à ce que l’on appelle courante dans les ballets classiques. L’accompagnement musical est soigné : de même que dans les fêtes que nous verrons, où se produisent des corps de ballet populaire, jamais de musique enregistrée, mais des harmonies locales de qualité.

Dans la soirée, devant l’hôtel de ville, on allume un grand brasier de genêts et de branches de sapin autour duquel des couples dansent un branle semblable à celui que l’on dansait dans mon village pour l’« enterrement de la vogue » : les hommes dans un sens, les femmes dans l’autre, se donnant le bras au passage pour un tour de danse. J’ai le sentiment qu’à des centaines de kilomètres de distance, de petites traditions festives témoignent de l’existence ancienne d’un réseau culturel commun.

Nous repartons avec de petites broches en bois sur lesquelles sont peints des bouquets de cerises, blason plaisant jouant sur le nom du village.

Saignelégier 2001

Cette année, il y a une personne de plus ! Nous sommes cinq à participer à la fête de Saignelégier, dans le canton suisse du Jura. Rien de commun avec les montagnes italiennes ! Comme à chaque fois, le samedi est consacré à l’accueil, l’installation dans les hébergements, quelques distractions (marché pittoresque, promenade en calèche, présentation des chevaux typiques de ce grand plateau jurassien herbu), avant le repas du soir.

Le lendemain, après la messe dite entièrement en patois par un curé qui manie la plaisanterie à chaque phrase, secondé par un pasteur souriant – et on sait que le patois autorise l’humour le plus risqué, tandis que le français est gourmé et rigoriste, du fait de la tradition du « bon goût » imposée par les écrivains des temps passés -, et le banquet, nous assistons avec une certaine surprise à une « distribution des prix » à l’issue d’un concours littéraire dans les patois de la Suisse et d’une séance de félicitations individuelles aux « mainteneurs du patois », qui reçoivent chacun un diplôme noué d’un ruban coloré. Tout cela dure, et un groupe d’Italiens de Ceres – nous les reconnaissons – commence à manifester et à faire du bruit. Il y a une sorte d’émeute collective, qui se clôt lorsque les protestataires quittent la salle et se mettent à chanter et à danser dehors, accompagnés de cornemuses, accordéons et clarinettes, sur le fond des chevaux « franches-montagnes » qui galopent sur les vastes prés. C’est bien plus distrayant !

Brusson 2002

Encore une fois en Italie, mais dans une autre région : le Val d’Aoste. Nous y retrouvons un autre couple de notre village, plus âgé et locuteur du patois. Nous constatons les différences qu’il peut y avoir d’une fête à l’autre. Ainsi, on combine ici le défilé à travers le village en groupes costumés et chantant chacun dans son répertoire, avec le repas de midi, objet à chaque fois d’une importante préparation. Chaque placette du bourg présente un métier traditionnel et offre un plat typique à ceux qui défilent. Nous observons que dans les Alpes italiennes, les repas de fêtes consistent en une série, pouvant aller jusqu’à la douzaine, de spécialités toutes soignées, de légumes, de charcuteries locales, de champignons d’espèces et de préparations variées, de desserts, etc. L’avantage est gustatif, mais le banquet s’étire dans le temps, et les groupes venus pour présenter une chanson ou un sketch dans leur patois en sont souvent pour leurs frais…

Mais l’architecture locale de Brusson est intéressante : maisons de pierre ocre toujours apparente, couvertes en lauzes, venelles, église baroque (comme partout), petits oratoires. La vallée est charmante avec un grand plan d’eau, les cimes boisées, le ciel bleu, familles et groupes d’enfants venus jouer sur les rives du lac.

Fondation de l’association des « Amis du Francoprovençal en Pays Lyonnais » 2003

Du côté du Lyonnais, il s’est passé bien des choses depuis 1994, début des rencontres de patoisants dans mon village d’Yzeron, chose nouvelle et inhabituelle, mais qui a obtenu immédiatement un grand succès. Il s’est donc formé une association des « Amis du Francoprovençal en Pays Lyonnais », fondée en 2003 à Saint-Martin-en-Haut. J’invite à cette séance de fondation Marc Bron, président de la fédération savoyarde des Rbiolons, avec qui j’avais discuté au téléphone sur le terme de langue savoyarde, lui suggérant francoprovençal de Savoie. On sait qu’il n’y a pas réellement de dialectes dans le francoprovençal, même s’il existe certains traits qui se prêtent à cette représentation, mais le sentiment d’appartenir à un petit « pays » conduit à employer des dénominations locales comme le savoyard.

Marc Bron et son épouse sont donc là, et Marc s’étonne, s’émerveille presque de retrouver si loin de chez lui une langue qui est très proche de son « savoyard » local. L’instant est important et émouvant, car ce ne sont plus des linguistes enquêtant sur les patois et dressant des cartes (leur rôle est fondamental, car sans eux, le francoprovençal disparaissait !), mais des gens de terrain, des « mainteneurs du patois », comme on dit en Suisse, qui se rencontrent et franchissent les barrières de la tradition micro-locale.

J’ai choisi intentionnellement la dénomination « Amis du Francoprovençal en Pays Lyonnais » pour marquer que le francoprovençal est une langue dont l’aire dépasse de loin le Pays Lyonnais, et que notre association est une représentante locale de l’ensemble de la langue, n’excluant donc aucun « patois » d’une autre région. Il n’y a d’ailleurs guère ici de dénomination de langue qui reposerait sur une tradition, au contraire du bressan ou du savoyard, car personne ne désigne alors comme entité linguistique des termes comme le lyonnais, pas davantage d’ailleurs que le beaujolais ou le forézien.

Le paradoxe du francoprovençal

J’en reviens aux temps de 1994 et des années suivantes. J’ai conté ailleurs en détail ma découverte de la persistance du francoprovençal en Lyonnais, que je croyais mort depuis trente ans, et les mini-circonstances de sa redécouverte. Les rencontres patoises organisées par mon petit groupe yzeronnais connaissent, à notre bonne surprise, un grand succès, peut-être une trentaine de personnes de tous les environs à la première séance.

À peu près en même temps, à Saint-Martin-en-Haut, un atelier patois ouvre à la MJC, à l’initiative d’un homme jeune et de quelques autres personnes motivées qui ont découvert la valeur du patois. Ils composent un bel ouvrage avec un CD d’accompagnement, Le patois de véchine, dans lequel ils collectent contes et chansons, un trésor. Donc, nous nous rejoignons et partageons notre expérience.

Dès le début, nous lançons le système de l’intervention spontanée, qui, on le sait, donne d’habitude l’avantage aux hommes, mais les femmes, qui sont aussi en nombre, prennent la parole au fil des séances et finissent par tenir une place importante dans la suite des récits et des chansons. C’est rare, et même peut-être exceptionnel ! Lorsqu’il se produit des blancs, je lance des improvisations collectives, tel un fragment de dialogue énigmatique que certains connaissent : Arrêta, Carreu ! La borra me léve… Machizaud n’é pô loin ! ou, si l’on veut transcrire : « Arrête, Carret ! J’ai les cheveux qui se hérissent… Machizaud n’est pas loin ! »

Les résultats sont étonnants. J’ai le sentiment qu’il y a là comme un groupe d’enfants dont on solliciterait l’imagination pour développer leur créativité langagière, et mes « anciens » se prêtent au jeu sans sourire, comme le feraient les jeunes, affirmant même pour certains qu’ils connaissent la bonne version, parfois circonstanciée. Tel ou telle dit avoir bien connu Carret, et Machizaud était un homme suspect et dangereux, quand ce n’était pas carrément un loup affamé. Et tout cela bien sûr en francoprovençal. Merveilleux… Et d’autres, au cours des rencontres suivantes, apportent leurs énigmes, leurs proverbes polysémiques, tel Niôla prima atire, soit « Minuscule nuage attire », ce qui, certes, se prête à bien des interprétations.

Les patois des trois ou quatre villages montrent leurs petites particularités, mais les participants, tous et toutes passionnés par la langue, très cultivés dans ce domaine, sont ouverts à l’arrière-plan linguistique. Je leur dis que le terme patois est une catégorie linguistique générale, qui ne désigne aucune langue en particulier, à moins qu’on ne le localise : patois d’Yzeron, de Saint-Martin, etc. Je présente leur rattachement à un ensemble que l’on nomme francoprovençal, et ces quelques renseignements les confortent dans l’idée de la valeur et l’importance de leur langue.

Cela dit, le francoprovençal est une dénomination récente, inventée en 1873, on le sait, par le linguiste Ascoli, le premier à déterminer l’unité d’un ensemble linguistique très fragmenté, alors que les chercheurs précédents se contentaient de constater que dans la région, les limites entre oïl et oc s’embrouillaient et se dissolvaient sans qu’on puisse tracer de démarcations bien nettes. Si, encore dans les années 1990 et même jusqu’à présent, le francoprovençal est souvent méconnu dans son aire et dans l’histoire linguistique régionale, cela ne pose aucun problème à nos locuteurs, qui se réjouissent simplement de parler le francoprovençal et n’ont jamais eu l’idée qu’ils parlaient un français déformé ou autres billevesées. Mais ils sont néanmoins une élite.

Ainsi, un jour, nous accueillons un couple de Lyonnais qui ont lu un article à notre propos dans le journal et sont venus par curiosité participer à une de nos rencontres. Ils sont originaires de la Haute-Loire, et ils ne comprennent pas ce que nous disons. Un homme de Brindas, je me souviens, leur explique gentiment qu’étant de la Haute-Loire, ils parlent occitan, alors qu’ici, c’est le francoprovençal… Partageant notre collation, ils le prennent avec le sourire. Ils ont appris quelque chose !

Cette dénomination inventée, même si elle est maladroite (cela fait bientôt cent cinquante ans que l’on épilogue sur cette question), baptise une langue qui n’« existait » pas, n’ayant jamais connu d’unité politique, ne possédant pas d’unité économique, géographique, historique ou autre, mais qui avait toujours servi de lien dans les échanges humains, même si personne ne s’interrogeait sur son existence ou même son essence. Or, au bord de sa disparition, elle reprend, dans nos initiatives, une nouvelle vie, certains diraient un semblant de vie, et prend conscience d’elle-même grâce à l’invention de son nom par Ascoli. Nul ne sait ce qu’il en adviendra, ni sous quelles formes elle pourra se survivre, mais l’avenir ne nous appartient pas, et nous agissons pour le mieux, et surtout dans le plaisir de parler, de chanter, d’improviser et de nous rencontrer.

Le véritable paradoxe, le voici : une langue qui n’en est pas une au sens banal, mais une langue repérée par des chercheurs, des linguistes, tel au premier plan Ascoli, nombre d’autres, tels (pêle-mêle) Antonin Duraffour, Pierre Gardette, Gaston Tuaillon, Jean-Baptiste Cerlogne, et des dizaines de femmes et d’hommes qui ont exploré le francoprovençal ; je ne cite pas les instituts universitaires et les associations qui participent à cette œuvre. Donc une langue décrite et explorée dans toutes ses dimensions, diachroniques et locales, voire microlocales, suivant des lignes que je ne décris pas ici.

Mais cette langue qui n’en est pas une au sens banal, dont l’existence a été déterminée et explorée depuis plus d’un siècle par des chercheurs et des linguistes, reprend vie collectivement grâce à leurs travaux, ce qui n’aurait pas pu se produire spontanément ! Les rencontres et fêtes internationales se font sur la base de patois souvent difficilement intercompréhensibles, mais qui se reconnaissent comme une seule langue !

Voilà donc, présenté en quelques lignes, le paradoxe du francoprovençal.

Il ne s’agit pas là d’une de ces nombreuses langues existantes isolées, qui aurait été oubliée du reste du monde, découverte et décrite par des linguistes. C’est exactement le processus inverse. Il est possible et même vraisemblable que, dans telle ou telle partie du monde, par exemple dans des régions d’Amérique, des locuteurs de langues autochtones se retrouvent et se rassemblent en organisant des festivités ; je cite encore le cas très différent du festival interceltique de Lorient, que je n’ai pas besoin de présenter, et qui comporte une petite partie linguistique ; et sans doute d’autres organisations et rencontres que je ne connais pas, par exemple des pays de langues ouraliennes d’Europe et d’Asie, du hongrois au samoyède.

Mais notre francoprovençal est un cas tout à fait original !

L’AFPL et les Fêtes du Patois

La fondation des « Amis du Francoprovençal en Pays Lyonnais » nous permet toutes sortes d’activités, au premier chef d’organiser des déplacements collectifs. À côté de cela, l’organisation est facilitée par la formation d’un bureau (président, secrétaire, trésorier et leurs adjoints), une autorisation préfectorale, l’organisation d’assemblées générales etc., et au besoin l’obtention de subventions.

Nous nous lançons dans diverses actions. Par exemple la rédaction d’un bulletin (partie francoprovençal, partie français). Mon épouse Anne-Marie, fille de couturière et couturière habile elle-même, se charge de la recherche et de la confection de signes visibles pour marquer l’identité des adhérents. Nous trouvons un très grand coupon de tissu bleu sombre garni de fleurettes, dans lequel elle taille une centaine de foulards et de fichus, de rubans pour les chapeaux de feutre noir des hommes et de paille pour les dames. Sur les foulards, elle colle au fer à vapeur des carrés portant l’inscription Pays Lyonnais.

Foulards et chapeaux – Aoste, 2010

Les fêtes internationales et leur organisation

Je ne fais pas état ici des multiples fêtes et rencontres que nous organisons. De fait, l’AFPL devient rapidement l’organisme central qui coordonne l’ensemble et se consacre en particulier à gérer la participation aux fêtes internationales et la confection du bulletin, que nous nommons Lo Creuseu (la petite lampe à huile que l’on accroche à la corniche de la cheminée).

siège : Maison des Jeunes, Le Plon, 69850, Saint-Martin-en-Haut Tél. 04 78 44 08 73 Email : afp.payslyonnais@gmail.com Site internet : http://nontra.lingua.free.fr/




LO CREUSEU



Bulletin N° 43 octobre 2020

Exemple d’en-tête du bulletin

Cette lampe a été choisie parce que sa flamme vacillante donne parfois le sentiment qu’elle va s’éteindre, mais renaît toujours au dernier moment. Ainsi en va-t-il de noutra / nontra lingua !

Nos activités, petits festivals locaux, rencontres diverses, sont le fait d’organisations qui se rattachent à l’AFPL. Ainsi l’atelier patois Los Fagotchis de Saint-Martin-en-Haut, Croq’patois créé à partir de la bibliothèque de Larajasse, Los Barbelous, chorale patoise de Mornant, et bientôt, en 2008, la découverte mutuelle de l’AFPL et de Los Galaillos, association sous l’égide de la Maison des Jeunes de Saint-Romain-en-Jarez qui crée une pièce de théâtre en patois chaque année et se joint à nous, en particulier pour les fêtes internationales.

Cela fait chaque année une bonne dizaine de fêtes et rencontres, aux quatre coins du Pays Lyonnais et dans la Loire proche (Chazelles, Marcenod, Châtelus, Saint-Romain, Panissières, Cottance, Montchal…). Je ne compte pas les multiples initiatives individuelles de tous types, et j’en reviens au thème central, les rencontres internationales.

Et surtout, pour ce qui est du présent propos, j’organise, avec l’aide du bureau et de quelques membres, la participation de l’AFPL à treize fêtes internationales successives, de 2003 à 2015.

J’ajoute deux fêtes à la liste : en 2017, Yverdon (Vaud) à laquelle je ne me suis pas joint pour raisons familiales, et en 2022, Porrentruy (Jura Suisse), que je n’organise pas, étant devenu « président honoraire » pour raison d’âge.

Saint-Symphorien-sur-Coise 2007

Une mention particulière pour la fête de Saint-Symphorien-sur-Coise, que nous organisons nous-mêmes, avec l’aide des municipalités locales, de l’association « Los Amis du Dzordzes » d’Amplepuis, des étudiantes et professeurs de la Maison Familiale Rurale de Saint-Laurent-de-Chamousset, du Conseil Général, de techniciens amis, de diverses organisations, en particulier celle, bienvenue, du CCML (Communauté de Communes des Monts du Lyonnais), d’une vingtaine de bénévoles, etc. Le samedi, un colloque sur la revitalisation du francoprovençal réunit les gens de terrain et plusieurs universitaires de Lyon, de Savoie et d’Italie. Je pourrais énoncer tous les détails, en particulier festifs (défilé, productions des groupes), depuis la décision d’organiser la fête jusqu’aux retombées publiques et linguistiques. J’ajouterai seulement que nous avons accueilli jusqu’à 1800 personnes sur les deux journées.

Pour les autres fêtes, j’assume – avec l’aide de quelques personnes de l’association – la publicité (présentation de l’intérêt culturel, linguistique et aussi touristique), les inscriptions, les rappels, les contacts avec les organisateurs, le transport en car, et aussi l’organisation des rencontres préparatoires, en particulier pour nos productions : chants choraux et éventuellement théâtre. Étant donné le nombre de participants, il faut veiller à la garantie des inscriptions, ce qui est souvent notre principale préoccupation. Il faut aussi rappeler parfois qu’il n’y a pas d’agence de voyage et que la participation est collective !

Cette succession de fêtes internationales est, à tous points de vue, pleine de pittoresque et d’inattendu, aussi bien en ce qui concerne le lieu, l’organisation, l’accueil, l’hébergement et surtout le contact entre les différents patois. À mes yeux de « linguiste de terrain », c’est ce dernier aspect qui prime. En effet, ceux qui ont le goût et l’envie d’affronter l’inconnu des autres patois sont vraiment des locuteurs à part, qui ne ressassent pas ce qu’on a cherché pendant des siècles à leur mettre dans la tête : le patois n’a pas de grammaire, tu ne peux pas comprendre celui du village d’à côté, il faut surtout l’oublier, etc. Ils sont ouverts à tous les autres – voir ci-dessus le paradoxe du francoprovençal, et, chose très émouvante que j’ai constatée plus d’une fois, ils sont souvent convaincus, au retour d’un voyage, que le patois entendu était très proche du leur. En quoi il y a peut-être parfois une part d’autosuggestion, mais aussi sans doute une réalité. Je suis très sensible à ces réflexions, car un de mes buts semble atteint.

Dans la liste des lieux de festival que nous avons « visités » de 2003 à 2015, deux se trouvent au Piémont, quatre en Savoie, deux en Suisse, trois au Val d’Aoste, un en Bresse. Je n’ai pas l’intention de décrire ces fêtes dans le détail ni surtout de comparer leur déroulement, car il est bien entendu qu’il n’y a aucune agence, ni directives, ni expérience partagée, mais que chacun organise les festivités au mieux, comme il l’entend. On pourrait critiquer tel ou tel aspect, le manque de navettes pour les lieux d’hébergement éloignés, la concurrence entre les groupes de danseurs et les prestations « linguistiques », l’insuffisance de la signalétique à l’arrivée, etc. Mais l’accueil est partout ouvert et cordial, et tous se réjouissent à chaque fois de ces rencontres toujours nouvelles entre les groupes « internationaux ». C’est là une belle manifestation du paradoxe francoprovençal.

Les différences que j’ai trouvées sont d’ordre local, selon les régions.

Ainsi, au Val d’Aoste, où l’usage du francoprovençal semble assuré, les fêtes tendent davantage vers le plaisir de la rencontre que vers les prestations des groupes, et la défense du patois, dans la mesure où elle apparaît, est liée à celle du français, qui est concurrencé par l’avancée de l’italien.

En Suisse romande, l’organisation est prévue longtemps à l’avance : on demande aux associations, un an avant la fête, le nombre approximatif de participants. Le déroulement est donc sans faille. Mais il est assez particulier, car une grande place est ménagée, comme je l’ai dit plus haut, aux résultats du « concours littéraire » et aux récompenses données aux « mainteneurs du patois », ce qui peut susciter l’impatience des participants extérieurs. Mais il faut souligner que la Suisse romande a joué un rôle fondateur dans la tradition des « fêtes du patois ». En effet, la première fête, limitée au début à la Romandie, fut organisée en 1956 à Bulle, en Gruyère, et depuis, a lieu tous les quatre ans, mis à part un petit décalage dû à l’épidémie de Covid. Par ailleurs, on sait que les patois de Suisse romande comportent un groupe de dialectes franc-comtois, parlés dans le canton du Jura, très différents du francoprovençal. Deux festivals auxquels j’ai participé, Saignelégier en 2001 et Porrentruy en 2022, en font partie, mais l’organisation laisse une grande place au francoprovençal.

Dans les traditions de la fédération savoyarde, « Lous Rbiolons », le théâtre patois tient une grande place et les saynètes, les monologues et pièces animent les festivals. Nous avons assisté par exemple à une brillante improvisation théâtrale d’enfants et d’adolescents savoyards à Martigny en 2005.

Ce ne sont là que quelques observations et remarques générales, dans lesquelles je n’inclus pas Bourg-en-Bresse et Saint-Symphorien-sur-Coise, trop proches. Les différences entre pays, régions et localités ne sont pas fortuites. La chercheuse allemande Anja Mitschke a entrepris une thèse originale sur l’usage du francoprovençal lié aux déplacements (historiques, professionnels, quotidiens…) des locuteurs dans les différents territoires, qui jettent un éclairage nouveau sur la pratique de la langue selon les lieux. C’est une tâche à la fois vaste et minutieuse, dont les résultats seront éclairants.

Le festival régional

Pour diverses raisons, des lacunes ont eu lieu dans la succession des festivals internationaux (en 2016, puis de 2018 à 2021), jusqu’à Porrentruy en 2022. Pour relancer la participation à ces rencontres et l’intérêt pour le francoprovençal, peu pratiqué par rapport aux autres régions, la jeune Fédération Ouest du Francoprovençal, regroupant des associations de l’Ain, de l’Isère, du Rhône, de la Loire, de la Drôme, a décidé d’organiser des festivals d’une journée sur son territoire. Ainsi, à Amplepuis et au Lac des Sapins en 2016 et à Saint-Martin-en-Haut en 2022.

Plusieurs associations sont venues à ces deux rencontres. On peut souligner que les spectateurs ou les intervenants n’étaient en majorité pas ceux qui auraient participé à une fête internationale, et donc qu’à cette occasion, certains ont découvert la vie et les créations liées au francoprovençal, ainsi que sa réalité de langue vivante locale et régionale. Ainsi, le groupe patois « Los Fagotchis » de Saint-Martin-en-Haut a vu augmenter ses effectifs de plusieurs hommes et femmes jeunes qui, ayant « découvert » cette belle langue près de chez eux, étaient décidés à l’apprendre. Une piste intéressante !

Claude LONGRE – Octobre 2022